En 2010, l’écrivain et aventurier Sylvain Tesson ressent le besoin de ralentir. Ses voyages et expéditions, qui l’ont conduit dans l’Himalaya, en Asie centrale, en Russie, en Chine, en Inde, ne le satisfont plus. La société de consommation l’écoeure, l’agitation des villes l’épuise. Il s’installe alors dans une cabane au bord du lac Baïkal, en Sibérie. Il y vit seul pendant six mois, à cinq heures de marche du voisin le plus proche, avec un téléphone satellite d’urgence pour seul moyen de communication. Dans les forêts de Sibérie est le récit de son ermitage.

VIVRE L’INSTANT PRÉSENT

Un récit lent, à l’image du temps qui s’étire dans la solitude, l’absence d’obligations imposées par l’extérieur et de sources technologiques de distraction. Sylvain Tesson coupe du bois et patine sur le lac gelé par -30 degrés. Il randonne dans la forêt et les montagnes qui entourent sa cabane. Pêche dans un trou creusé dans la glace. Apprivoise une mésange. Lit. Ecrit. Fume d’excellents cigares. Boit du thé et de la vodka. Beaucoup de vodka. Pour l’ermite, un détail devient événement. Le passage des rayons du soleil levant sur sa table, les changements de couleur du lac, un haïku tracé dans la neige poudreuse: tels sont les faits marquants des journées au bord du Baïkal.

Vivre en cabane c’est avoir le temps de s’intéresser à des choses pareilles, le temps de les écrire, le temps de se relire. Et le comble, c’est qu’une fois tout cela accompli, il reste encore du temps.

L’écrivain solitaire nous invite à prendre conscience de chaque instant et à savourer sa beauté, même – et surtout – lorsqu’il se répète inlassablement, dans le quotidien routinier et prévisible de celui qui vit en harmonie avec les cycles immuables de la nature.

Couverture de Dans les forêts de Sibérie par Sylvain Tesson

APOLOGIE DE L’ERMITAGE

Dans sa retraite, l’auteur médite: sur l’homme, la nature, la société contemporaine, la place de l’humain dans le monde, la liberté, le rapport au temps. Autant le dire tout de suite: la philosophie de Sylvain Tesson n’est pas la mienne. Voir la beauté dans ce qui nous entoure, profiter des petits plaisirs? Bien volontiers. Ménager la planète, cultiver sa vie intérieure? Indispensable, je suis bien d’accord. Pour autant, je n’ai pas la fibre contemplative ni minimaliste. La routine m’anesthésie, la nouveauté me stimule. J’aime la nature, mais aussi le confort moderne. Je n’envisage pas une seconde de me passer d’électricité ou d’eau courante, et je n’ai jamais compris l’engouement pour la « digital detox ». Certaines réalisations humaines me semblent tout aussi admirables que les plus beaux paysages. C’est pourquoi les réflexions de l’auteur m’ont dérangée par moments. Pas tellement par leur sujet, car il y a en effet beaucoup de questions à se poser sur la société actuelle, notre rapport à la nature et à la vie en général; mais plutôt par leur manichéisme. D’un côté, la pureté de la nature, la vie en forêt qui préserve les ressources, la supériorité de l’homme seul, profond, en paix avec lui-même et le monde qui l’entoure, la cabane comme seule alternative à une société dégénérée. De l’autre, la ville sale et bruyante où la promiscuité dégoûte, la superficialité des relations, activités et sentiments, l’avidité destructrice, les tentatives de changer le système forcément inutiles. Et entre les lignes, une misanthropie qui me gêne. J’ai beau ne pas être la personne la plus sociable du monde, j’ai du mal à souscrire à des déclarations telles que:

Comment mesurer le confort de ces jours libérés de la mise en demeure de répondre aux questions? Je saisis à présent le caractère agressif d’une conversation. Prétendant s’intéresser à vous, un interlocuteur fracasse le halo du silence, s’immisce sur la rive du temps et vous somme de répondre à ce qu’il vous demande. Tout dialogue est une lutte.

Il faut toutefois reconnaître que Sylvain Tesson ne prône pas ce mode de vie pour l’humanité entière – le problème de surpopulation des villes serait dans ce cas simplement transféré aux forêts. Et qu’il ne dénigre pas la civilisation dans son intégralité mais, paradoxalement, sait profiter de certains de ses meilleurs produits, cigares et livres en tête. De même, son rejet des hommes ne s’applique pas à ceux qui ont fait comme lui le choix de la taïga.

En effet, parfois, la visite d’un habitant de la région rompt l’isolement. C’est alors débauche de charcuterie, de thé et bien entendu, de vodka. Sylvain Tesson se fait dans ces moments interprète des us et coutumes d’une Russie méconnue. Plongée dans la vie de ces hommes qui semblent s’appeler tous Volodia, Youra ou Sacha, gardes de réserve naturelle ou de station météo, là-bas au fin fond de la Sibérie. Entre ces forestiers bourrus se noue une fraternité simple, qui ne nécessite pas de démonstrations.

UNE ÉCRITURE RAFFINÉE

Soit, la mauviette adepte de lits moelleux et de chauffage central que je suis s’effraie peut-être pour pas grand-chose. Mais tout de même: la vie dans une cabane dépourvue d’électricité, d’isolation, d’eau courante, quand il fait -30 dehors et qu’il faut se promener des fusées éclairantes à la main pour faire fuir les éventuels ours, ça doit être rude, non? Eh bien, à lire Sylvain Tesson, on a presque envie d’aller y passer des vacances tant la poésie du style lisse l’âpreté des glaces sibériennes. À l’idéalisation de la vie d’ermite répond l’esthétisation presque à outrance de la nature, grâce à une pluie de métaphores qui nous présentent le Baïkal comme une version un peu plus fraîche des Maldives.

Je fixe la parcelle de glace qui s’encadre dans l’ouverture de ma capuche en poil de coyote. Des filandres de neige sinuent sur le miroir avec des grâces de gorgones. Le long des failles ressoudées par le lac, la glace est turquoise, couleur lagon. Puis, une longue flaque de verre fumé succède à l’interlude tropical. Le soleil diffuse des coulées d’albumine dans les fractures. On hésite à mettre le pied sur ces méduses de nacre. 

Je me suis régalée à la lecture de ces descriptions imagées, qui demandent parfois que l’on s’y arrête pour imaginer le paysage ainsi évoqué. La beauté nous saute aux yeux à chaque page, comme sans doute l’ermite la rencontre à chaque regard. La Sibérie que l’on imagine sauvage, hostile, devient sous la plume de Sylvain Tesson grandiose et presque voluptueuse.

Je traverse des chaos de banquise. La neige a déposé une crème blanche au-dessus des tranches bleues. Je marche dans le gâteau d’un dieu boréal. Parfois, le soleil illumine la pointe des glaçons: des étoiles s’allument en plein jour.

C’est finalement cette esthétique qui m’a le plus séduite dans ce livre. Le raffinement du style et l’inventivité de l’imagerie m’ont conquise. Les mots de l’écrivain et la splendeur des paysages qu’ils font naître dans mon esprit valaient à eux seuls la peine de lire Dans les forêts de Sibérie… Sylvain Tesson est indubitablement un poète tout autant qu’un aventurier.

Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson. Gallimard, 2011 (collection Folio 2016). 290 p.

A lire si: Vous rêvez des étendues sauvages du grand Nord. Vous êtes sensible à un style riche et poétique.
A fuir si: Dans un livre, vous recherchez principalement une bonne intrigue et de l’action.

9 thoughts on “Dans les forêts de Sibérie, de Sylvain Tesson: magie de la nature et des mots”

  1. Coucou Magali ! Cela fait un moment que je ne suis pas venue sur ton blog, j’espère que tu vas bien.

    Une super chronique pour un très beau roman 🙂 J’ai vu le film qui a été tiré du livre de Sylvain Tesson, il est magnifique et je te le recommande chaudement 😉

    Je te fais des bisous, à bientôt ! <3

    Sue-Ricette

    1. Coucou! Ca va bien merci! Il n’y avait pas grand-chose de nouveau, tu n’as rien manqué;-)
      Je ne savais même pas qu’un film existait… Il doit y avoir de superbes paysages, je vais essayer de le voir! Merci pour l’info!
      A bientôt, j’espère que ta rentrée s’est bien passée!

      1. Oui, et d’ailleurs le film s’appelle aussi « Dans les forêts de Sibérie » 🙂 J’espère que tu auras l’occasion de le voir, parce que les images sont superbes 😉

        Ma rentrée s’est bien passée, j’en ai parlé sur mon blog 🙂 Et ta rentrée ? Il y a eu beaucoup d’articles au mois d’août et depuis le début du mois de septembre chez moi. Tu reçois toujours les notifications newsletter de mon blog ?

        Allez, à bientôt ! ^^ Bisous

        Sue-Ricette

        1. Oui oui, je reçois tes notifications et j’ai vu que tu trouvais encore le temps de lire et de publier plein de choses!:-) Moi ça va, mais j’ai beaucoup de choses à faire et peu de temps disponible! Enfin, on trouve toujours moyen de lire quelques pages…;-)

  2. J’en garde un souvenir très net, j’avais aimé découvrir ces régions enneigées mais, comme toi, certains aspects m’avaient un peu gênée… et puis je l’ai parfois trouvé un peu condescendant. Bel automne !

    1. Condescendant, oui, j’ai ressenti ça aussi! Mais ça m’a donné envie de lire d’autres livres dans le même genre pour voir si d’autres auteurs ont une approche différente…

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