Imaginez un monde dont le vent serait à la fois la matière première, l’unique source d’énergie, l’objet de la plus noble science et le pilier de toutes les croyances. Un vent qui soufflerait à des vitesses invivables toujours dans la même direction, modelant relief et végétation à son gré, ballottant les hommes entre ses crocs comme des fétus de paille.

Imaginez la Horde. Ils sont vingt-trois, entraînés depuis l’enfance, troupe d’élite hautement spécialisée. Oroshi, l’aéromaîtresse qui ressent les modifications les plus infimes du vent; Erg Machaon, le guerrier quasi invincible lorsqu’il endosse son parapente de combat; et puis le géomaître, la sourcière, les oiseliers… A onze ans, ils ont quitté l’Extrême-Aval du monde, à pied. Depuis trente ans, ils marchent à contrevent. Derrière Golgoth, leur Traceur légendaire, monstre de rage et de volonté, ils avancent là où aucun homme seul ne pourrait tenir debout face aux rafales, un espoir fou au ventre: être les premiers à atteindre l’Extrême-Amont, et trouver peut-être l’origine du vent. Ils sont la trente-quatrième Horde. La meilleure. La dernière.

UN UNIVERS ÉOLIEN

Vous voulez savoir la suite? Préparez-vous à plonger dans un univers aussi riche que parfaitement cohérent. Le vent en régit tous les aspects. L’architecture, les objets de la vie quotidienne, les sciences n’ont qu’un objectif: profiter de ses bienfaits tout en se protégeant de sa puissance destructrice. Des éoliennes fournissent l’énergie nécessaire pour chauffer les maisons comme pour propulser les navires aéroglisseurs. Les combats s’effectuent à coups d’hélices et de boomerangs, et pour la détente, il y a les concours de cerfs-volants. Damasio développe peu à peu autour du vent une physique et une métaphysique complexes, dont il est parfois difficile de comprendre les détails. Une profusion de mots, souvent ludiques, composent ce monde aérien: l’accordéole ou le vélivélo pour citer certains des plus savoureux, mais surtout bien sûr les nombreux termes décrivant le vent et ses neuf formes: la douce zéphirine, le slamino, la stèche, le choon pluvieux, le crivetz de montagne, le furvent auquel rien ne résiste ou les explosions de blaast…

La richesse thématique et lexicale de La Horde du Contrevent en font une lecture exigeante, qui mérite de la concentration et une volonté de s’attarder sur certaines phrases, certaines explications. Les premières pages vous déconcerteront peut-être, d’autant que vous ne bénéficierez d’aucun guide, pas de narrateur qui vous prendrait par la main, vous expliquerait les tenants et les aboutissants, vous présenterait gentiment les personnages. Au contraire, le roman vous projettera sans égards directement dans la conscience des hordiers.

La Horde du Contrevent par Alain Damasio

UN ROMAN POLYPHONIQUE

En alternance, vous rimerez avec Caracole le troubadour, vous partagerez les pensées de la clairvoyante Aoi, vous tremblerez avec Coriolis l’inexpérimentée, vous mépriserez cette bande de trouillards pas foutus de mettre un pied devant l’autre avec Golgoth. Seul point de repère, le symbole qui identifie chaque membre de la Horde, placé au début de son monologue et exposé au début du livre. Heureusement, vous vous familiariserez vite avec eux et n’aurez rapidement plus besoin de vous référer à la liste pour savoir qui parle. Vous reconnaîtrez aussi facilement certains styles, tant le travail de Damasio sur l’expression de ses personnages est remarquable. Caracole et Golgoth se démarquent très nettement: le premier, par son verbe aussi haut que parfois décousu, parsemé de jeux de mots et de fulgurances poétiques; le second, par sa grossiéreté et sa hargne. En termes d’élaboration linguistique des personnages, je n’ai pas vu mieux depuis Les liaisons dangereuses.

L’alternance des points de vue insuffle à la narration une dynamique bienvenue, car au final, les événements à proprement parler n’y sont pas si nombreux. Au lieu d’une action frénétique, les pensées des hordiers rythment le livre et vous entraîneront vers l’amont. Vous pénétrerez dans l’intimité de la Horde, apprendrez à connaître ses membres. Vous en aimerez certains et en mépriserez d’autres. Car si de l’extérieur la Horde semble monolithique, une entité quasi-mythique fondue dans cette lutte perpétuelle contre le vent qui n’est possible que grâce à la cohésion la plus totale, elle est bel et bien formée d’individus distincts. Accéder sans médiation à leurs espoirs, leurs rêves, leurs contradictions, leur découragement, voir se faire et se défaire les alliances au sein du groupe, ce sera admirer encore plus le lien qui les soude dans le contre.

EN QUÊTE DE SENS

Ce lien indispensable à la survie de la Horde prend de plus en plus d’importance à mesure qu’elle avance vers l’amont et que le motif traditionnel de la quête se délite. Car ce qui rend le roman de Damasio aussi fort, aussi poignant, c’est que plus le but se rapproche, moins les hordiers y croient. Et pourtant, ils risqueront leur vie encore, même devant les obstacles les plus dangereux, ceux que nul avant eux n’a pu franchir. Plus pour l’Extrême-Amont, plus pour les voeux qui, selon la légende, y seront exaucés, ni pour l’orgueil de l’atteindre les premiers. Juste pour la Horde. Pour les autres, pour cette fraternité qui les unit depuis trente ans de contre, pour ce lien qui était peut-être depuis le début le vrai but de la quête… Magnifique subversion d’un des thèmes classiques de la fantasy, grâce à laquelle le roman prend l’envergure d’une méditation sur le sens de la vie humaine.

LE VENT ET LE VERBE

Au-delà de cette réflexion existentielle profondément touchante, vous découvrirez aussi dans La Horde du Contrevent une superbe métaphore du langage et de la littérature. Car le vent est langage. Qu’on ne s’étonne pas si Caracole, être aérien et fugace, est aussi le poète de la troupe; l’un des moments forts du roman est d’ailleurs la joute langagière qui le voit affronter un érudit à coups de palindromes. Quant à Sov, le scribe, il a pour tâche de noter dans son carnet les moindres variations du vent au moyen d’un alphabet à base de signes de ponctuation. Transcription dont la justesse doit autant à la perception précise du souffle qu’au sens du rythme, du phrasé et de l’harmonie. Sov qui maintient la cohésion au sein de la Horde, grâce à son empathie et à sa faculté de tisser des liens; Sov qui ne cherche d’autre réponse en amont que le sens de la vie…

Comment ne pas voir en ces deux personnages des figures de l’écrivain? Opposés mais complémentaires, ils incarnent les facettes de l’auteur qui joue pour nous la partition du vent: le ventriloque qui tour à tour endosse toutes les voix de la Horde, l’inventeur de mondes et de mots, celui dont la pensée et la plume assurent l’unité de l’univers de papier que nous tenons entre nos mains. Un univers de vent et de langage pur, dans lequel les personnages se font chair à travers le style.

Plus qu’un roman, La Horde du Contrevent est une expérience littéraire. J’y ai été happée comme dans un vortex de furvent et j’en suis ressortie bouleversée, profondément touchée par les personnages, éblouie par la plume de l’auteur et l’originalité de ses propositions. Surtout, je l’ai refermé plus convaincue que jamais de l’importance et de la pertinence des littératures de l’imaginaire, trop souvent méprisées et reléguées au rang de pur divertissement. Réflexion, émotion, style: sur tous ces aspects, cette lecture aura été l’une des plus marquantes de ces dernières années, tous genres confondus.

La Horde du Contrevent, Alain Damasio. La Volte, 2004 – Folio, 2016, 700 p.

A lire si: Vous aimez la SF/fantasy intelligente et n’avez pas peur de la complexité. Vous êtes sensible à la virtuosité linguistique.
A fuir si: 
Vous cherchez juste une lecture facile et divertissante.

 SI CE LIVRE VOUS INTÉRESSE, VOUS AIMEREZ PEUT-ÊTRE AUSSI…

La Horde du Contrevent a très vite acquis un statut « culte » auprès des lecteurs d’imaginaire en France. Plusieurs adaptations ont été envisagées sur différents média, et la version BD vient de voir le jour aux éditions Delcourt. Pour prolonger l’expérience, des fans ont aussi crée chez Adrénalivre un « livre interactif » dans lequel vous pouvez incarner une aéromaîtresse.

14 thoughts on “L’imaginaire à son apogée: La Horde du Contrevent, d’Alain Damasio”

  1. J’ai dévoré ce roman que j’ai trouvé extrêmement original et bien écrit. J’avoue que j’ai été prise par le suspense mais que j’ai été déçue par la fin. Ta chronique est magnifique et me rappelle ce très bon moment de lecture, merci !

    1. Oh merci:-) C’est vrai que la fin est décevante d’une certaine manière. En même temps, je l’avais sentie venir, et je la trouve tellement logique dans la continuité de l’histoire que je n’arrive pas vraiment à en imaginer d’autre…

  2. Ton avis me donne vraiment, vraiment envie de découvrir ce roman dont je n’avais jamais entendu parler ! Je me tourne rarement vers ce genre, sans raisons véritables, mais là je pense que ça pourrait carrément me plaire 🙂 Merci pour la découverte Magali !

      1. Bon… J’ai emprunté ce roman à la bibliothèque… J’ai lu dix pages, j’ai abandonné. Je ne peux pas aller plus loin. Je n’y arrive pas, vraiment. Je bloque sur l’écriture, ça ne passe pas. 700 pages comme ça franchement je ne pourrai pas… Je suis hermétique à cette plume absurde et ne comprends pas comment un auteur peut infliger ça à ses lecteurs… Faut vraiment s’accrocher. Désolée Magali !

        1. Oui c’est vrai que c’est compliqué mais on finit par s’y faire… Enfin, j’ai vu que ce roman avait tendance à polariser les avis: soit on adore soit on déteste… Visiblement on ne fait pas partie du même groupe! Comme quoi je pense que ça dépend vraiment des sensibilités! Je suis désolée de t’avoir mal conseillée du coup… Au moins tu n’avais pas acheté le livre, je me sentirais coupable sinon!

          1. Il n’y a aucun problème, j’aime bien découvrir de nouvelles choses ^^ Je suis allée lire les avis moi aussi et je n’ai pas regretté de l’abandonner quand j’ai lu des avis très négatifs qui rejoignaient mon impression ; je crois que ce livre n’était pas pour moi. Après, il a d’excellentes notes globales et des avis élogieux, je ne doute pas de sa qualité donc, non, ce n’était pas un mauvais conseil 😉

    1. C’est sans doute la lecture qui m’a le plus bouleversée de cette dernière année! Il m’a fallu un moment pour pouvoir lire autre chose.

  3. Oui je comprends ça m’a fait le même effet ! Il y a eu de super entretiens de l’auteur sur la revue en ligne Ballast si ça t’intéresse (il semblerait qu’une suite soit prévue !)

    1. Ah oui ça m’intéresse! Je ne connais pas cette revue, je vais aller voir. J’avais entendu pour la suite, j’espère qu’il va vraiment l’écrire!!

    1. Pareil, je crois qu’il y a beaucoup de références philosophiques que je n’ai ni comprises ni même repérées parce que je n’y connais rien… mais c’est tellement beau qu’il n’y a pas besoin de saisir tous les détails pour apprécier;-)

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