Americanah. C’est ainsi que les nigérians appellent les femmes qui se sont américanisées en s’expatriant aux Etats-Unis. C’est aussi, peut-être, le destin d’Ifemelu, jeune nigériane qui part étudier à Philadelphie sans s’imaginer à quel point sa perception d’elle-même en sera changée.

Le roman commence alors qu’Ifemelu, établie depuis plusieurs années aux Etats-Unis où elle est devenue blogueuse à succès, décide de repartir vivre au Nigeria. La narration continue sous forme de flashbacks qui décrivent peu à peu l’adolescence d’Ifemelu à Lagos, son arrivée à Philadelphie, l’intégration difficile et finalement, le choix du retour. En alternance, nous suivons également le parcours d’Obinze, le petit ami de lycée d’Ifemelu qui n’a pas pu la suivre à l’étranger. Le texte est émaillé d’extraits du blog d’Ifemelu, intitulé Raceteenth ou Observations diverses sur les Noirs américains (ceux qu’on appelait jadis les nègres) par une Noire non américaine.

Couverture d'Americanah par Chimamanda Ngozi Adichie

La migration, un séisme identitaire

Le ton est donné. Au travers des bouleversements identitaires de son héroïne, l’auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichie explore brillamment les questions liées à la race et à la migration. En résulte une oeuvre d’une grande subtilité dans laquelle la romancière dissèque sans concession au politiquement correct les relations entre Noirs et Blancs aux Etats-Unis. Le point de vue choisi, la romancière le connaît bien puisqu’elle aussi a quitté le Nigeria pour le pays de l’Oncle Sam à l’âge de 19 ans. C’est celui d’une observatrice d’abord naïve car elle ne s’est jamais préoccupée de la couleur de sa peau, celle-ci étant la norme sur son continent d’origine.

Cher Noir non américain, quand tu fais le choix de venir en Amérique, tu deviens noir. Cesse de discuter. Cesse de dire je suis jamaïcain ou je suis ghanéen. L’Amérique s’en fiche. Quelle importance si tu n’es pas « noir » chez toi? Tu es en Amérique à présent. Nous avons tous nos moments d’initiation dans la Société des anciens nègres. Le mien eut lieu en première année d’université quand on m’a demandé de donner le point de vue d’une Noire, alors que je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était le point de vue d’une Noire.

On découvre donc avec Ifemelu le racisme ordinaire, mais aussi toutes les nuances qui le composent. Car au-delà de la simple distinction entre Noirs et Blancs, il y a aussi l’abîme qui sépare les Afro-Américains des Africains. Il y a encore les Blancs bien intentionnés, qui ont pour égérie Angelina Jolie posant avec des enfants noirs affamés et considèrent l’Afrique comme une contrée sauvage et misérable dépourvue de système éducatif. Il y a ceux qui prétendent que le racisme n’existe plus. Il y a la hiérarchie subtile entre les races, Blancs, Noirs, mais aussi Asiatiques ou Latinos.

L’arrivée dans une Amérique qu’Ifemelu découvre fort éloignée du pays des merveilles qu’elle imaginait se double donc d’une perte de repères totale, et ses premiers mois tiennent plus de la survie que de l’épanouissement dont rêvent les candidats à l’émigration. Difficile dans ces conditions de trouver sa place. Une place qui, on le comprend peu à peu, ne pourra plus être que celle d’une outsider. Aux Etats-Unis, Ifemelu sera toujours une « Noire non américaine »; de retour au Nigeria, elle restera une expatriée, qui ne peut s’empêcher de comparer Lagos à New York et de porter un regard extérieur sur la vie de ses concitoyens. L’héroïne parvient, tout comme l’auteure, à transformer ce désavantage en force: c’est la distance, le recul dont elle dispose qui lui permettent d’analyser finement des problématiques raciales complexes et de poser la question qui parcourt tout le roman en filigrane: jusqu’où peut-on s’adapter à son environnement sans se perdre soi-même? A quel point faut-il chercher à se fondre dans la masse, sous peine de se voir définitivement repousser dans la marge?

Une héroïne charismatique

Si Americanah a évidemment une portée sociale et politique non négligeable, il ne faudrait pas y voir un manifeste militant. C’est avant tout un grand roman, porté de bout en bout par le personnage d’Ifemelu (et dans une moindre mesure celui d’Obinze). Intelligente, déterminée, pleine de ressources, Ifemelu séduit par son sens de la répartie et son franc-parler. On souffre d’autant plus de la voir fragilisée, abattue, presque vaincue par les Etats-Unis au début de sa vie américaine. Le jeu narratif entre l’histoire d’Ifemelu, qui dépeint les différences culturelles et les préjugés rencontrés à travers ses expériences diverses – histoires d’amour, relations avec ses colocataires ou employeurs, routine capillaire – et les extraits de son blog, qui mettent en lumière les faits évoqués sous forme d’adresse à ses concitoyens, permet d’énoncer des messages clairement, mais sans grandes théories. Chimamanda Ngozi Adichie parvient ainsi à faire réfléchir son lecteur sans jamais l’ennuyer ni privilégier la pédagogie par rapport à l’émotion. Comme tout le monde, j’ai lu des articles sur le racisme et les préjugés, aux Etats-Unis ou ailleurs. Mais c’est avec Americanah que j’ai pu me représenter concrètement pour la première fois ce que cela signifiait de vivre en tant que femme Noire aux Etats-Unis.

Americanah, Chimamanda Ngozi Adichie. Traduit de l’anglais (Nigeria) par Anne Damour. Editions Gallimard, collection Folio, 2016. 685 p.

A lire si: Vous n’avez pas peur de vous décentrer et de remettre en question votre façon de penser.
A fuir si: Vous ne voyez pas en quoi défriser ses cheveux ou non peut changer la vie d’une femme, et vous vous en fichez.

 SI CE LIVRE VOUS INTÉRESSE…

Peut-être aimerez-vous aussi découvrir les prises de position féministes de Chimamanda Ngozi Adichie, et notamment son essai Nous sommes tous des féministes publié chez Gallimard. Ce texte est basé sur le discours donné par l’auteure lors d’une conférence TedX et dont Beyoncé a samplé des extraits pour sa chanson Flawless. L’auteure y défend un féminisme qui veut permettre à chacun-e, homme ou femme, d’être soi-même indépendamment des attentes sociales liées au genre.

 

 

8 thoughts on “Americanah, un magnifique roman sur le racisme et l’émigration”

  1. J’en lis et en entend souvent dire beaucoup de bien de ce roman. Et l’auteure est très intéressante à entendre aussi effectivement. Mais je n’ai pas encore eu le « courage » de le lire. Ta chronique me rappelle mon tort 😉

    1. C’est vrai qu’il est long, il faut avoir un peu de temps pour s’y mettre… Mais il est vraiment chouette! L’effort en vaut la peine:-)

  2. Je dois avouer que quand j’ai lu ce livre, je ne m’attendais pas à une telle claque.
    J’ai adoré. Oui, il est long, faut être patient mais tout est à sa juste place et n’en rend que meilleure l’intrigue. C’est un roman à lire absolument.

    1. Tout à fait d’accord! J’en avais entendu tellement de bien, ainsi que de l’auteure, que j’avais peur d’être déçue. Et finalement il a totalement répondu à mes attentes…

  3. C’est un beau roman, c’est une belle histoire, c’est une romance d’aujourd’hui…
    Ce roman m’a fait l’effet d’une douce chanson. Comme une berceuse qui nous accompagne. J’ai aimé suivre la vie d’Ifemelu et Obinze, leur chassé-croisé amoureux. Leur évolution aussi, entre espoir et désillusion…

    1. Que c’est joliment dit! C’est drôle, je n’ai pas eu cette sensation de « douceur » à propos de ce livre… Je pense que c’est plus la dureté liée à la perte des illusions, aux moments difficiles, qui m’a marquée et pas vraiment l’aspect romantique…

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