Le Femini-Books, c’est un rendez-vous créé par Opalyne, qui réunit pendant un mois des youtubeuses et des blogueuses pour parler de féminisme à travers des livres. J’y avais participé pour la première fois au mois de novembre avec un article sur le dernier roman de Lola Lafon. Depuis début mars, une nouvelle session bat son plein, et cette fois je vais vous parler d’un sujet auquel chaque femme a sans doute été confrontée un jour où l’autre: l’insulte, et plus précisément l’insulte sexiste.

De l’insulte… aux femmes est un essai rédigé par la professeure de linguistique Laurence Rosier. Elle y dissèque les insultes que l’on jette au visage des femmes en les replaçant dans un contexte discursif, social, politique et historique. Qui insulte qui, où, via quel média? A quelles représentations, figures historiques ou imaginaires renvoie le terme utilisé? Répondre à ces questions permet de comprendre la portée sous-jacente d’une insulte, car ces expressions souvent banalisées révèlent plus ou moins ouvertement la place qu’une société assigne aux femmes.  La linguiste construit sa réflexion à travers des exemples concrets issus du champ médiatique, politique et littéraire, en se basant le plus souvent sur des insultes recueillies sur les réseaux sociaux. Ceux-ci sont en effet un vecteur puissant de violence verbale: les insultes y sont publiques et peuvent être renforcées et diffusées par tout un chacun, comme dans les mouvements de bashing. La possibilité de les accompagner d’images, de vidéos ou de gifs augmente encore leur puissance en démultipliant les canaux et les interprétations.

Salope d'Eric Pougeau
Image principale de l’exposition « Salope et autres noms d’oiselle » dirigée par Laurence Rosier. Eric Pougeau, « Salope », 2001. Photo J.-B. Mariou.

J’aurais pu écrire toute une série d’articles d’après ce livre, tant il est foisonnant d’idées et d’exemples. Peut-être que ça viendra, qui sait? En attendant, j’ai décidé d’en résumer un angle que je trouve particulièrement intéressant dans ce cadre: celui de l’insulte en relation avec la parole et l’écriture féminines. Et pour rendre tout cela un peu plus concret, j’ai essayé d’appliquer les théories décrites à un cas récent que celles et ceux d’entre vous qui traînent sur la blogosphère littéraire connaissent sans doute: cet article, qui vise entre autres les booktubeuses (Youtubeuses littéraires).

INSULTES ET RÔLES SOCIAUX

Ce qui rend l’étude des insultes si intéressante et importante, c’est que, selon Laurence Rosier, elles traduisent ce que la société qui les utilise autorise les femmes à dire ou à faire ainsi que la manière dont elle les sanctionne si, par leur comportement ou leur parole, elles transgressent ces règles implicites. Elles peuvent aussi, plus sournoisement, les cantonner à certains rôles pour canaliser un potentiel subversif – l’autrice prend ici l’exemple de Joséphine Baker, dont la presse louait la beauté en des termes l’assimilant à un animal, ce qui avait pour effet de préserver la supériorité des hommes blancs et d’instaurer une barrière à leur désir pour elle. On peut préciser aussi qu’une insulte n’est pas forcément un gros mot, même si ils sont bien représentés. Traiter une politicienne de « Marie-Antoinette », par exemple, c’est réactiver tout un champ de significations liés à la reine du même nom qui, dans un contexte donné, rendent le terme insultant.

Et hop! Je fais ici une petite parenthèse du côté du fameux article mentionné plus haut.  Les termes dépréciatifs utilisés pour qualifier les booktubeuses et/ou autrices de romans Young Adult (« jeunettes biberonnées à Twilight », « fleurettes », « écrivaines en herbe », « jeunes pousses ») entrent pour moi exactement dans cette catégorie. En soulignant la jeunesse des personnes concernées de manière péjorative, l’auteur de l’article les catégorise comme des « enfants » qu’on ne peut prendre au sérieux ni en tant qu’autrices, ni en tant que porteuses d’un discours sur le livre – contrairement à lui, le journaliste expérimenté.

LES ENJEUX SYMBOLIQUES DE LA PRISE DE PAROLE

Couverture de De l'insulte... aux femmes par Laurence Rosier, dessin Tamina Beausoleil
Couverture de « De l’insulte… aux femmes ». Dessin original de Tamina Beausoleil.

Mais pourquoi tant de mépris envers les écrivaines et les booktubeuses? Laurence Rosier nous explique que la rhétorique, la maîtrise du langage et surtout des genres culturellement valorisés, est perçue comme un attribut masculin. Chercher à s’approprier cette maîtrise du langage, c’est donc chercher à s’approprier un pouvoir symbolique important.

La relation des femmes au langage s’exprime à travers trois stéréotypes historiques que décrit la linguiste: la bourgeoise, la femme du peuple, et la femme de cour. La première se voit réduite au silence, c’est la femme qui « sait écouter », un cliché classique sur les femmes. La deuxième, c’est la figure de l’ouvrière ou de la prostituée à la grande gueule, qui s’exprime franchement et ouvertement mais dans un registre argotique, grammaticalement incorrect et socialement dévalorisé. Enfin la troisième évoque les femmes de la cour, qui  maîtrisaient la parole et l’écriture mais étaient vues comme potentiellement amorales – et devaient s’en cacher bien plus que les hommes. Laurence Rosier prend comme exemple la Marquise de Merteuil, célèbre libertine et épistolière des Liaisons dangereuses, pour dire que « parole et comportement sont donc en liberté surveillée, malgré une légitimité sociale ». J’en ajouterais un autre, celui des salonnières du 17e. Elles étaient considérées comme des autorités en matière linguistique pour autant que leurs productions littéraires restent cantonnées à des genres non-valorisés comme le conte, tandis que les hommes s’occupaient de tragédies et autres choses sérieuses. Ah mais, ça me fait penser à quelque chose! Reprenons le fameux article… « ce genre qu’on nomme fantasy », tiens, dans lequel les jeunes autrices dont la vue froisse notre journaliste excellent! Eh oui, le dénigrement des littératures de l’imaginaire et de l’écriture féminine va de pair depuis des siècles…

Les femmes qui ne se cantonnent pas à ces rôles stéréotypés empiètent donc sur des territoires masculins, et en sont généralement récompensées par des volées d’insultes. Se donner le droit, quand on est une jeune femme, d’émettre un avis sur des livres, c’est peut-être marcher un peu trop sur les plates-bandes des critiques mâles? Quand on a la vingtaine et les cheveux bleus, attirer la foule (pardon, « un bouillon de jeunes lecteurs en pâmoison », ironise le journaliste), ne serait-ce pas menacer la hiérarchie culturelle dominée par les hommes? Ce pourquoi il faudrait rabaisser les coupables, en réduisant leur parole à des enfantillages et à des genres littéraires culturellement non valorisés  – la fanfiction, la romance, la supposée méconnaissance de Sagan qui représente au contraire la littérature institutionnelle. Robin Hobb, elle, vend des millions d’exemplaires de « L’Assassin royal », mais comme ce n’est que du vulgaire « médiévalo-fantastique », elle ne concurrence pas ces messieurs les vrais romanciers qui peuvent se sentir rassurés.

INSULTES À AUTRICES

De nombreuses écrivaines ont déjà payé le prix de leur audace, comme l’illustre Laurence Rosier à travers les cas de George Sand, Colette et Marguerite Duras, entre autres. George Sand? Les auteurs de son temps l’ont gentiment qualifiée de vache bretonne de la littérature, bête, latrine, et j’en passe. Ils l’ont aussi accusée d’écrire uniquement pour l’argent – stéréotype de la femme cupide – parce qu’elle produisait beaucoup, mais ne se sont jamais avisés de faire le même reproche à Hugo ou Balzac, pourtant tout aussi prolixes. Hélas, George Sand avait le tort de se faire appeler George (son vrai prénom était Aurore), de s’habiller en homme, de fumer le cigare, d’allaiter ses enfants à une époque où ce n’était pas à la mode, d’être divorcée… Colette? Elle aura une liaison avec son beau-fils et mettra en scène dans ses romans une femme mûre amante d’un homme plus jeune. Il n’en faut pas plus pour lui attribuer une image de sorcière et d’ogresse – la prédatrice sexuelle – et dénigrer son oeuvre qui ne serait « que » de l’autofiction, genre à connotation féminine considéré comme « inférieur ». Marguerite Duras? Victime de son âge et de son image d’intellectuelle, elle sera traitée de pédante et de précieuse ridiculeles écrits sérieux, ce n’est pas pour les femmes, voyons Madame! -, ou encore de vieille dotée d’à peu près tous les défauts, car si les hommes deviennent sages en vieillissant, les femmes deviennent de vieilles folles…

Pour résumer, les insultes qui visent les femmes ne sortent pas de nulle part: elles surgissent au moment où la femme dévie de la norme que la société lui impose, et sont chargées des multiples représentations historiques ou imaginaires de la féminité qui traversent notre société et ses discours. L’essai de Laurence Rosier en dessine de nombreux autres axes, autour de la sexualité ou du vêtement par exemple. Si cela vous intéresse, je ne peux que vous conseiller de lire son livre, mais je préfère quand même vous prévenir qu’il reste assez académique et que certains passages sont un peu difficiles d’accès sans bases de linguistique.

Enfin, je prie d’avance Laurence Rosier de m’excuser pour toute incompréhension, mauvaise interprétation, simplification hâtive ou usage erroné de ses idées que j’aurais pu faire dans cet article. Mes propos sur l’article du Parisien n’engagent que moi.

Le Femini-Books, c’est aussi…

Vous voulez encore du féminisme? Le Femini-Books, c’était hier sur Book’n’cook et ça continue demain sur Bib hors les murs. Sans oublier aujourd’hui Camili Néel sur YouTube!

De l’insulte… aux femmes. Laurence Rosier. 180° éditions, 2017, 180 p.

Je remercie 180° éditions pour l’envoi de ce livre en service presse!

 

 

5 thoughts on “Femini-books: Et si on parlait des insultes sexistes? Avec « De l’insulte… aux femmes », de Laurence Rosier.”

  1. très intéressante ta chronique
    je n imaginais pas de telles ramifications
    un livre de ce genre avec exemple concret c idéal pour tordre le coup aux détracteur
    je n avais pas pensé à cela pour le cas de Josephine Baker

    1. Merci! Oui il y a énormément de sous-entendus derrière les insultes, et même si on n’en a pas toujours conscience, elles servent souvent à perpétuer des stéréotypes…

  2. Ping : bilan mars 2018
  3. Ooooh je ne connaissais pas ce bouquin !
    C’est du boulot d’expliquer aux gens autour de moi que les trois quarts des insultes courantes sont à la base dirigées contre les femmes… Et de rappeler que tout dans notre culture est un héritage de cette condescendance constante entre notre genre. Je note ce livre, merci pour cette découverte ♥

    1. Cool, je suis contente de pouvoir le faire connaître! J’ai appris plein de choses et ça m’a aussi donné de nouvelles perspectives sur certains points!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *