La fille en question, c’est l’autrice elle-même, alors qu’elle s’appelait encore Annie Duchesne et avait dix-sept ans. A l’été 58, la saison qui a irrémédiablement infléchi son destin. Un emploi de monitrice aux colonies de vacances, les premiers pas hors du cocon familial, des rêves plein la tête. Un moniteur plus âgé, un consentement douteux, les actes auxquels l’autrice ne donne pas de nom.

L’écriture de soi en question

Mais comment, cinquante ans après, raconter cet été et les deux ans qui ont suivi? Comment raconter la jeune Annie, comprendre ses choix, les chaînes de causalité qui ont mené à cette nuit, puis de cette nuit au reste? Sur quel ton, sous quel angle les retracer? Obsédantes, ces questions traversent tout le texte alors que l’autrice dissèque celle qu’elle appelle « la fille de 58 ». Et expose la difficulté inhérente à l’écriture de soi: la dissociation entre le soi auteur et le soi objet du texte, le soi passé et le soi présent, l’immédiateté du vécu et les événements vus à travers le prisme de l’expérience. Une dissociation parfaitement manifeste dans la forme employée, à savoir la narration à la troisième personne.

Livre, plateau de petit déjeuner et casque audio

Une analyse sociologique très fine

Les commentaires d’Annie Ernaux se mêlent donc à l’histoire d’Annie Duchesne et amènent à ce qui aurait pu n’être qu’un livre témoignage une double dimension réflexive, à la fois littéraire et sociologique. L’autrice décrypte peu à peu le contexte qui a favorisé les événements de 58 et leurs retombées. Une enfance surprotégée; un écart entre des origines modestes et des ambitions intellectuelles et bourgeoises; des normes sociales strictes envers les filles.

Annie découvre la sexualité avec H. dans une zone grise où elle ne refuse rien sans pour autant vouloir ce qui lui arrive. S’ensuit une « dérive enchantée », selon les mots de l’autrice, dans laquelle Annie multiplie les liaisons, endosse une persona de fêtarde et de séductrice cynique dans laquelle se sent heureuse et libre sans percevoir qu’elle est l’objet du mépris de ses collègues de la colonie qui voient en elle une fille facile. Le mécanisme est facile à démonter: maintenue par son éducation à la fois dans le fantasme de l’amour idéal, le refoulement de ses désirs et l’ignorance de la réalité, Annie cède au premier qui s’intéresse à elle, puis subit les foudres de ceux-là même qui profitent d’elle lorsqu’elle assume de jouir de son corps. Du moins est-ce la lecture que l’on peut en faire à notre époque, conditionnée par la société dans laquelle nous vivons; toute interprétation est par nature multiple et reliée à son contexte, comme le rappelle l’autrice.

Dois-je écrire que, dix ans avant la révolution de Mai, j’étais sublime d’intrépidité, une avant-gardiste de la liberté sexuelle, un avatar de Brigitte Bardot dans « Et Dieu créa la femme » – que je n’avais pas vu – et donc prendre le ton de la jubilation … Dans cette hypothèse, je considère la fille de S. avec le regard d’aujourd’hui… . Ou alors adopter le point de vue de la société française de 1958 qui faisait tenir la valeur d’une fille dans sa « conduite » et dire que cette fille a été pitoyable d’inconscience et de candeur, de naïveté, lui faire porter la responsabilité de tout? Devrai-je alterner constamment l’une et l’autre vision historique – 1958/2014? Je rêve d’une phrase qui les contiendrait toutes les deux, sans heurt, simplement par le jeu d’une nouvelle syntaxe.

p.61-62

Dans la suite du récit, c’est l’influence de la classe sociale à laquelle appartient Annie qui tient le premier plan, source de nombreux frottements: sa mère rêve de la voir en sortir grâce à de brillantes études, son père préférerait la voir choisir la sécurité d’un emploi accessible. Elève douée, Annie acquiert un statut de prodige à l’école, puis perd toute confiance en elle lorsqu’elle est confrontée à des camarades issues de milieux bourgeois au lycée, ce qui la poussera à revoir à la baisse ses ambitions. L’interaction entre son statut de femme, son milieu d’origine et les souvenirs de l’été 58, avec l’idéalisation d’une certaine image des monitrices, résulte en l’intériorisation d’un modèle auquel Annie finit par se conformer, celui de l’enseignante, alors qu’elle rêvait de faire des études de lettres.

L’écriture devient ainsi travail de mémoire et d’auto-analyse quasi thérapeutique, permettant à l’autrice d’explorer et de donner sens à un traumatisme qui a bouleversé tous les domaines de sa vie. Avec à la clé une lecture passionnante pour ce qu’elle livre de réflexions sur l’écriture et les déterminants psycho-sociologiques susceptibles d’affecter une femme à une époque donnée. Et, peut-être, pour l’autrice, une revanche.

Comment sommes-nous présents dans l’existence des autres, leur mémoire, leurs façons d’être, leurs actes même? Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne.
Je ne l’envie pas, c’est moi qui écris.

p.102-103

Mémoire de fille, Annie Ernaux. Editions Gallimard, 2016. 165 p.

A lire si: vous recherchez un récit qui aborde avec subtilité les questions de genre et de classe tout en offrant une réflexion sur l’écriture et la littérature
A fuir si: vous n’êtes sensible à aucune de ces thématiques, ou recherchez une pure fiction.

3 thoughts on “Mémoire de fille, Annie Ernaux”

  1. J’ai lu ce livre il y a un moment et si je l’ai beaucoup aimé, je ne suis pas sûre d’en avoir tout tiré comme il faut. Il me semble avoir été un peu agacée par elle au début et que l’empathie est venue plus tard… Il me semble que ma lecture a été en quelque sorte ambivalente. (mais je me souviens peut-être mal)

    1. C’est intéressant, c’est peut-être dû aussi à une certaine ambivalence de l’autrice? Comme elle-même ne sait pas forcément comment présenter les choses, quel point de vue choisir, peut-être que sa lecture des événements et de la personne qu’elle était varie et c’est ça qui fait qu’elle suscite plus ou moins d’empathie selon les moments…

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