Voici Sam Tahar. Star du barreau, playboy invétéré, pilier de la bonne société juive new-yorkaise. Vue sur Central Park, costumes sur mesure, à mille dollars de l’heure, il peut se le permettre. Joli parcours pour ce jeune Français de la classe moyenne, issu d’une famille d’intellectuels juifs orthodoxes, que rien ne prédisposait à incarner le succès à l’américaine.

Sauf que Sam s’appelle en réalité Samir, qu’il a grandi dans les banlieues les plus défavorisées de Paris où l’avenir, c’est le chômage ou la taule. Sauf que Sam est Arabe. Musulman. Sauf que Sam a bâti toute sa vie sur un mensonge, à partir du jour où il a prétendu s’appeler Samuel pour obtenir un entretien d’embauche. Sauf que Sam a renié sa famille, ses amis, sa culture, pour se hisser au sommet de l’échelle sociale.

Oh, Samuel, le Juif, existe bien: c’était le meilleur ami de Sam à la fac de droit. Vingt ans après, tandis que Sam parade dans les soirées mondaines de Manhattan, Samuel, écrivain raté et aigri, croupit dans une banlieue où l’antisémitisme monte. Sa seule consolation: il lui reste Nina, la belle Nina qui, il y a vingt ans, l’a choisi à la place de Sam. Mais quand, au hasard d’une émission télévisée, ils découvrent la réussite de Sam et la supercherie qui l’a facilitée, les vieux démons refont surface… C’est le début d’un retour en force du passé, qui menace de détruire la vie que Sam s’est inventée, mais aussi celle que Samuel et Nina ont construite ensemble tant bien que mal.

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L’Invention de nos vies a d’abord été pour moi un choc stylistique: une écriture violente, implacable, de longues phrases haletantes qui vous happent, vous aspirent dans la conscience des personnages, et dont vous ressortez étourdi, à peine le temps de respirer avant de plonger dans la suivante.

C’est aussi une question qui traverse le roman de part en part, posée par une galerie d’êtres aux prises avec leur histoire, leur religion, leur famille, leur apparence: quelle place accorder à nos origines dans nos vies, entre besoin d’appartenance et refus du déterminisme? Sam les fuit, Samuel les travestit pour nourrir son roman, d’autres s’y accrochent comme à une bouée de sauvetage ou s’en créent de toutes pièces… L’idéal, ne serait-ce pas de prendre appui sur ses racines pour mieux évoluer? Difficile, pourtant, quand préjugés et discriminations compliquent le tableau… Karine Tuil met en évidence toute la complexité des relations entre les communautés juives et musulmanes, ainsi que les tensions internes qui les parcourent et les rapports souvent difficiles qu’elles entretiennent avec la société française.

C’est encore une critique acerbe de l’injonction à la réussite qui pèse sur nos épaules depuis le plus jeune âge. Dans le « cirque social », il faut plaire, être performant, viser les honneurs, la première place, le pouvoir. Et tant pis si pour y arriver, il faut tricher. Sam excelle à ce jeu, mais pour gagner la reconnaissance d’autrui, c’est lui-même qu’il a perdu… Quant à Samuel, qui aspire au succès sans pour autant y accéder, la frustration le ronge. L’ambition apparaît ainsi comme une prison qui aliène les hommes, et dont seul l’échec définitif libère.

J’ai aimé ce roman pour son écriture affirmée qui ne laisse aucune place à la monotonie, pour la complexité des personnages, pour l’actualité des thèmes qu’il aborde et pour sa capacité à soulever des interrogations universelles. En effet, la quête d’une identité, d’un statut social est une expérience profondément humaine qui transcende les frontières économiques, géographiques ou religieuses. Ainsi, confrontés aux mêmes conditions, ne serions-nous pas tous des Sam ou des Samuel en puissance?

L’Invention de nos vies, Karine Tuil. Editions Grasset & Fasquelle, 2013.

 

2 thoughts on “L’Invention de nos vies, Karine Tuil”

  1. J’entends beaucoup parler de Karine Tuil ces derniers temps, et ça fait un moment que je me dis qu’il me faudrait lire son livre. Celui-ci est plein d’une modernité déroutante et il touche à des sujets qui me préoccupent beaucoup : comme tu le dis toi-même, cette injonction à la réussite entraînant tout le reste et notamment le bouleversement de valeurs auxquelles je continue de m’accrocher. Intriguée par cette présentation et bien tentée par une petite lecture.. 😉

    1. C’est le premier livre d’elle que je lis mais il m’a convaincue de m’intéresser aux autres… Tu verras, il brasse encore bien d’autres thèmes dont je n’ai pas parlé parce que je n’aime pas trop raconter, sinon, ça ne sert plus à rien de lire;-)

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