C’est le récit d’une émancipation, mais aussi celui d’un arrachement. Un récit autobiographique lumineux qui ne dissimule pas ses parts d’ombre. Celui d’un voyage vers la liberté, et de son coût.

Tara Westover est née dans une communauté mormone de l’Idaho, dans une famille entièrement soumise à la paranoïa d’un père en guerre contre le gouvernement et à ses principes religieux extrêmement stricts. Tara et ses frères et soeurs grandissent dans l’attente du Jugement Dernier, occupés aux préparatifs qui leur permettront de survivre en cas de siège. L’école et la médecine, avatars du gouvernement, comptent au rang des ennemis; chez les Westover, les blessures sont soignées aux huiles essentielles et l’enseignement se fait à domicile… sur la décharge de ferraille familiale plutôt que dans les livres. Une vie en vase clos qui confine presque à une réalité parallèle, à laquelle Tara se conforme jusqu’au jour où elle décide d’étudier par elle-même pour entrer à l’université.

Elle entame alors un parcours initiatique fait de confrontations souvent brutales avec le monde extérieur et de prises de conscience parfois douloureuses, au fur et à mesure qu’elle réalise à quel point sa vision du monde a été façonnée et déformée par les croyances de son père. D’une université mormone à Cambridge puis Harvard, sa soif de connaissance et de sens la mène à devenir historienne. Un bouleversement intellectuel qui s’accompagne non sans douleur d’une remise en question de l’autorité paternelle, du fonctionnement familial et du rôle qui lui était assigné depuis l’enfance. Jusqu’au choix final entre autonomie de pensée et soumission. Sacrifice nécessaire, mais déchirant: certains départs sont sans retour possible. 

"Une éducation" par Tara Westover, sur une étagère de livres

Un récit subtil et puissant


Toute la force de ce texte réside dans sa finesse et sa subtilité. On aurait pu s’attendre, peut-être, à un procès à charge, à un cri de rage. Et la colère est bien présente: colère de ne pas avoir eu droit à une éducation normale, d’avoir été mise en danger par les principes paternels et la soumission de sa mère, sacrifiée au maintien du statu quo. Malgré tout, Tara ne diabolise rien. Elle cherche à reconstruire son enfance au plus juste, en se basant non seulement sur ses souvenirs mais aussi sur ceux de ses proches, mentionnant parfois les versions alternatives d’un même événement lorsqu’il apparaît que les faits objectifs sont inatteignables. Elle laisse la place aux souvenirs heureux comme aux traumatismes, accepte l’ambigüité propre aux êtres humains.  

Sous sa plume, son père est tyrannique, brutal, mais pas monstrueux: c’est aussi un homme peut-être atteint d’un trouble psychique non diagnostiqué et non traité, qui paradoxalement lui a ouvert les premières portes en soutenant sa passion pour le chant. Son frère, dominateur et violent, est également celui qui la protège. Tara Westover livre ainsi une analyse à la fois lucide et pleine d’empathie des dynamiques dysfonctionnelles à l’oeuvre dans sa propre famille, témoignant des effets de la manipulation mentale et de la complexité des liens entre les perpétrateurs de violences, leurs victimes, et les témoins. 

Une éducation est une lecture parfois difficile – l’éducation à la Westover est propice aux blessures graves, les négligences et brutalités dont l’autrice est victime peuvent retourner l’estomac – mais jamais glauque ni voyeuriste, grâce au recul dont l’autrice fait preuve et à son écriture, aussi élégante dans l’évocation des paysages sauvages de l’Idaho que dans l’introspection. A la fois portrait d’une femme hors du commun et apologie du savoir et de l’esprit critique, c’est aussi une lecture utile pour comprendre aussi les mécanismes de la violence intrafamiliale et la mentalité survivaliste.

Tara Westover, Une éducation. Traduit de l’anglais par Johan Frederik Hel Guedj. JC Lattès, 2019, 565 p.

A lire si: vous aimez les mémoires écrits par des femmes fortes et résilientes; vous voulez comprendre les mécanismes de l’endoctrinement et de la soumission. 
A fuir si: les scènes de violence physique et psychologique vous mettent mal à l’aise.

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