Ce n’est pas une histoire d’amour, entre la lycéenne blanche et le Chinois plus âgé. De désir, plutôt, et d’argent aussi. C’est l’histoire d’une Indochine qui n’existe plus, de cette vie étrange des Européens dans les colonies. C’est l’histoire d’une famille qui semble au bord de la ruine, de l’implosion, de la folie. Ce n’est même pas une histoire, au fond. Juste des éclats de mémoire reliés par des sensations, des mots et des images.
Dans L’Amant, Marguerite Duras revient sur son adolescence à Saigon, alors colonie française, en se focalisant sur sa liaison avec un amant qu’elle ne nomme jamais. On n’a pas pour autant affaire à une autobiographie classique. L’écrivaine s’évade en effet des limites de la narration linéaire, lui préférant un collage d’instantanés aux liens flous qui jaillissent comme les souvenirs émergent au fil des associations d’idées. Elle privilégie une écriture poétique qui oscille entre la première et la troisième personne, des phrases brèves, saccadées, et denses en significations. En résulte un kaléidoscope d’images et de scènes d’une grande puissance évocatrice et sensorielle qui entraîne le lecteur dans un tourbillon hypnotique. L’Amant, c’est avant tout ça pour moi: un texte d’une beauté fulgurante et charnelle comme l’orage qui s’abat brutalement dans la touffeur d’une soirée tropicale.
La lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et d’immobilité. L’air était bleu, on le prenait dans la main. Bleu. Le ciel était cette palpitation continue de cette brillance de la lumière. La nuit éclairait tout, toute la campagne de chaque rive du fleuve jusqu’aux limites de la vue.
C’est cette image d’une fille de quinze ans et demi qui porte des chaussures de soirée dorées et un chapeau d’homme pour aller en classe. Cette Marguerite qui découvre la sexualité, le plaisir, le pouvoir qu’elle peut exercer sur les hommes, et ce qu’il peut lui rapporter. L’argent, la limousine, les restaurants chics, c’est pour tout ça qu’elle a choisi l’amant aussi, ce riche Chinois qui l’emmène dans sa garçonnière. Sa mère sait, elle ne s’y oppose pas.
C’est cette famille qui tient autant de place que l’amant dans le récit: la mère instable qui aime passionnément son fils aîné en dépit de ses vols, de ses dettes de jeu, des brimades qu’il inflige aux autres. Le petit frère adoré qui mourra trop tôt. Le père mort, une vague silhouette qui surgit parfois au détour d’une phrase.
C’est le rejet des codes imposés par d’autres. La tenue excentrique, les allées et venues à toute heure, cette relation vue d’un aussi mauvais oeil par les Européens que par les Chinois car dans les colonies on ne se mélange pas. Ce sont les portes fermées sans regrets, qu’importe à la jeune fille de ruiner toutes ses chances de mariage à Saigon en salissant sa réputation? C’est cet entêtement, qui sous-tend tous les autres peut-être: elle sera écrivain, et tant pis pour l’agrégation de mathématiques planifiée par sa mère.
C’est se laisser porter sans chercher à analyser ou à comprendre, juste imaginer et ressentir.
C’était peut-être une histoire d’amour.
SI CE ROMAN VOUS INTÉRESSE…
Vous aurez peut-être envie de lire deux autres oeuvres de Marguerite Duras. Dans Un Barrage contre le Pacifique, écrit 30 ans avant L’Amant, Duras donne une autre version des événements contés dans ce texte. L’Amant de la Chine du Nord constitue quant à lui une réécriture ultérieure de L’Amant, en réponse au film qu’en a tiré Jean-Jacques Annaud et que Marguerite Duras n’appréciait pas.
Pour la petite info, sachez que L’Amant a remporté le prix Goncourt à sa parution.
A lire si: vous êtes sensible à la beauté et à l’originalité d’un style.
A fuir si: vous avez juste envie de lire une romance.
L’Amant, Marguerite Duras. Editions de Minuit, 1984, 137 p.
J’ai lu ce livre aussi, je l’ai trouvé plutôt bien. J’ai trouvé l’écriture assez originale pour accompagner ce récit qui fait sortir des codes tout en les dévoilant. Je m’attendais pas à aimer ma lecture pour ce genre de raisons, Duras a réussi à me charmer. Il ne fait pas l’unanimité, mais à tenter au moins une fois dans sa vie.
Je ne savais même pas qu’il avait obtenu le prix Goncourt !
J’ai été assez surprise par la forme, j’avoue, je m’attendais à quelque chose de plus classique. Et en même temps je pense que j’aurais moins aimé s’il l’avait été!
Et pour le Prix Goncourt, je ne savais pas non plus avant d’écrire ma chronique… Du coup, avec Les racines du ciel et Chanson douce, ça me fait trois Goncourt lus!:-)
C’est bien présenté, le style de Duras est tellement particulier et unique ! L’Amant est, pour moi, un de ses ouvrages les plus « accessibles » (mais j’adore aussi Le ravissement de Lol V. Stein). L’adaptation cinématographique de Jean-Jacques Annaud est chouette aussi, même s’il me semble que Duras l’avait détestée (l’histoire était probablement trop linéaire, j’imagine).
J’ai aussi lu « Le ravissement de Lol. V. Stein » mais je dois dire qu’il m’a moins marquée. J’ai le souvenir de quelque chose de plus expérimental, c’est sans doute pour ça, mais c’était il y a longtemps… Quant au film, je ne l’ai pas vu, mais maintenant je serais assez curieuse de savoir comment Annaud l’a mis en images. Il me semble avoir lu que Duras lui reprochait de s’être trop fixé sur l’esthétique, et en même temps je trouve que son style invite à ce type d’approche…
Pas lu, mais j’ai vu le film…
Et tu l’as aimé?
C’était bien, mais sans plus…
Ok alors je ne vais pas me précipiter dessus…
Ce n’est pas le genre de livre que je lirais. Mais bon, il y a peut-être de l’action dedans vu que dans l’encadré tu dis qu’il faut le lire si on veut juste une romance. Perso, faut que ça bouge pour que ça m’intéresse. 🙂
Alors non je ne pense pas que ça te plairait, il n’y a pas du tout d’action, c’est vraiment plus un mélange de souvenirs de jeunesse qui n’ont pas forcément de liens évidents entre eux… Je disais qu’il ne faut pas le lire pour la romance plutôt dans le sens où ce n’est pas du tout une histoire avec un début, un milieu et une fin au sens traditionnel, on ne retrouve pas du tout les étapes qu’on peut avoir autour d’une histoire d’amour dans une romance (la séduction, les obstacles, le happy end…). Et aussi parce que même si elle donne son titre au roman, la relation avec la famille tient une place au moins aussi importante dans le texte.
Ah d’accord, ce sont vraiment des bribes en fait. 🙂
Je n’ai pas aimé ce roman mais je l’ai lu il y a très longtemps et il est sur ma liste des relectures à faire (depuis plusieurs années ^^). J’avais trouvé le style très creux à l’époque, mais on change. J’ai beaucoup aimé d’autres romans d’elle : Un barrage contre le Pacifique, La douleur, mais détesté Moderato Cantabile. Je trouve incroyable qu’elle ait pu écrire des choses si différentes, dans des styles si différents eux aussi. En tout cas, ton article me rappelle qu’il faut vraiment que je relise L’amant… 😉
Je ne sais pas si il te ferait le même effet qu’à moi à la relecture, vu que c’est un de mes points faibles: je peux craquer pour un style de ce genre, très poétique, juste pour le plaisir de la plume et même si le fond est un peu superficiel…:-/
Je n’ai lu qu’un seul autre roman de Duras (Le ravissement de Lol V Stein), il ne m’a pas tellement marquée. Maintenant je serais assez tentée par Un barrage contre le Pacifique. Je note d’éviter Moderato Cantabile;-)
Il faudrait vraiment que je m’y attaque.
Il n’est jamais trop tard!