La campagne anglaise, peu après la Seconde Guerre Mondiale. Le docteur Faraday, médecin généraliste, est appelé au chevet de la domestique de la famille Ayres. Nous faisons connaissance avec eux à travers les yeux de l’homme de science: Mrs Ayres, vieille dame élégante et pleine de charme; son fils aîné Roderick, revenu de la guerre affligé d’une blessure invalidante à la jambe et défiguré par des cicatrices; sa fille Caroline, gentiment excentrique. Autrefois riches propriétaires terriens, aujourd’hui ruinés, les Ayres s’efforcent de sauver du démantèlement leur domaine, et surtout leur maison, Hundreds Hall.  Autrefois majestueuse, symbole de luxe et de grandeur, la voici délabrée, dépourvue de conforts basiques, la moisissure s’emparant peu à peu des pièces condamnées.

Alors qu’il se rapproche de la famille, Faraday relate également d’étranges événements qui surviennent à Hundreds Hall. De surprenantes petites marques qui apparaissent sur les murs. Des bruits qui résonnent dans des pièces vides. Des accidents inexpliqués. Peu à peu, la tension monte, inexorablement, et ce qui avait commencé comme un roman de salon à la Jane Austen bascule dans le gothique… Et si, comme le prétend la jeune bonne, il y avait vraiment une « chose mauvaise » dans la maison?

Couverture de L'Indésirable par Sarah Waters

OÙ LA SCIENCE S’OPPOSE AU SURNATUREL

Le docteur Faraday, en bon scientifique, ne croit nullement aux esprits. Il ne manque jamais de rationaliser les manifestations qu’il observe, en les justifiant soit par l’état de dégradation avancé de la vénérable demeure, soit par des théories psychiatrisantes. Ainsi, Roderick pourrait être victime d’une maladie nerveuse provoquée par le traumatisme de la guerre, à moins qu’une défaillance d’origine héréditaire n’affaiblisse la raison des Ayres… La subtilité avec laquelle l’auteure nous maintient ainsi dans l’incertitude quant à l’origine des phénomènes inquiétants qui se produisent à Hundreds Hall constitue sans aucun doute la grande force de ce roman. Au fur et à mesure que l’étau semble se resserrer autour des Ayres, le besoin de comprendre ce qui se passe réellement augmente, et les pages semblent soudain se tourner toutes seules! La structure du texte renforce encore le suspense. En effet, le roman est narré rétrospectivement par Faraday, qui parsème son récit d’indices sur des événements tragiques qui se produiront ultérieurement ou des pressentiments qui trouveront leur justification quelques chapitres plus tard. De quoi permettre au lecteur d’anticiper la suite, juste suffisamment pour s’en ronger les ongles d’impatience!

LE ROMAN DE LA FIN D’UNE CLASSE

Au-delà d’une histoire de fantômes, Sarah Waters met en scène les bouleversements sociaux qui ont suivi la Seconde Guerre Mondiale en Angleterre. Après 1945, sous un gouvernement travailliste, les grandes familles de la gentry sont à la peine. Habitués à régner sur de vastes terrains et des armées de domestiques, les membres de la classe privilégiée se voient soudain confrontés à l’essor des « nouveaux riches » que sont les commerçants et les entrepreneurs. Les fermes, pas assez modernes, ne sont plus rentables. Trouver une bonne devient un challenge, les jeunes filles préférant maintenant travailler à l’usine. Pour les Ayres comme pour nombre d’autres familles, le manque de revenus conduit à vendre des terres, voire la demeure familiale. Les grands domaines se transforment peu à peu en cottages pour travailleurs et clubs de golf, le sort qui attendra Hundreds Hall si Roderick ne parvient pas à remettre les finances familiales sur pied. La déchéance physique et psychique de la maison et de ses occupants, qui tentent désespérément de maintenir leur ancien style de vie, incarne donc aussi la fin d’une certaine classe sociale, condamnée à disparaître faute d’avoir su s’adapter au monde moderne.

J’ai adoré ce roman, qui a été mon dernier coup de coeur de 2016. J’ai particulièrement apprécié la tension purement psychologique qui s’en dégage, ainsi que la manière dont l’auteure nous conduit petit à petit à entrer dans l’esprit de son narrateur, à considérer les personnages et les événements par ses yeux, puis à questionner son point de vue. S’il fallait résumer L’Indésirable… je dirais que c’est un roman à la construction extrêmement intelligente, surprenant, qui vous fera frissonner, vous donnera envie de jeter un coup d’oeil à la fin pour assouvir votre curiosité grandissante (résistez!!!) et vous apportera un éclairage sur certains aspects de la lutte des classes dans l’Angleterre post-World War II.  Pour ma part, j’ai hâte de découvrir d’autres oeuvres de Sarah Waters!

Et vous, aimez-vous les histoires de fantômes? Quelles sont vos préférées?

L’Indésirable, Sarah WatersTrad. Alain Defossé. Editions 10/18, 2011.

SI CE LIVRE VOUS INTERESSE, VOUS AIMEREZ PEUT-ÊTRE AUSSI…

La Chute de la maison Usher, d’Edgar Allan Poe. Sous les yeux impuissants du narrateur, Roderick Usher perd peu à peu la raison, corrompu, pense-t-il, par l’influence toxique de la demeure familiale… Cette courte nouvelle, qui fait partie des classiques de la littérature gothique, compte probablement au rang des sources d’inspiration de Sarah Waters. Elle fait partie du recueil des Nouvelles histoires extraordinaires.

 

5 thoughts on “L’Indésirable, de Sarah Waters: la maison est-elle vraiment hantée?”

  1. Je viens de le finir et il m´a litteralement hantée jusqu’ à trois heures du matin…. j’ai beaucoup aimé mais je me pose des questions sur la fin … le surnaturel est-il dans la tête des Ayres ou pas ??? Très très belle chronique, grâce à laquelle je découvre ton blog

    1. Bonjour Christelle, merci de ton passage par ici!
      Hantée, le terme est bien choisi avec ce livre! C’est vrai que le doute sur l’aspect surnaturel plane jusqu’à la fin. Personnellement j’ai tendance à penser qu’il y a bien des choses pas très catholiques qui se passent dans cette maison, et que ce n’est pas tellement de la faute des Ayres… Mais c’est dur d’en dire plus sans spoiler les éventuels lecteurs…

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