Premières pages. Médée, fille du roi de Colchide, s’enfuit à bord de l’Argo avec Jason après l’avoir aidé à dérober la Toison d’or. À ses pieds, la dépouille de son frère qu’elle a tué et démembré. L’un après l’autre, elle jette les morceaux à la mer pour ralentir le navire de son père lancé à leur poursuite.

Le ton est donné. David Vann s’inspire des tragédies grecques, et particulièrement de la Médée d’Euripide, pour livrer une réécriture du mythe aussi sombre et violente que les divinités que sert l’héroïne: Nout, déesse égyptienne de la Nuit, et Hécate, déesse de la Lune associée à la mort et à la sorcellerie.

LA MÉDÉE MYTHIQUE
Mais qui est Médée? S’il n’est pas nécessaire de bien connaître le mythe pour apprécier la version qu’en livre David Vann, il ne fait aucun doute qu’un peu de contexte aide à entrer dans le roman. Voilà donc une petite mise en bouche.

Médée apparaît chez de nombreux auteurs de l’Antiquité. L’une des versions les plus célèbres de son histoire est signée par Euripide en 431 avant J-.C. Médée y est indissociable de la quête de la Toison d’Or par Jason et des Argonautes.

Jason est l’héritier de droit du trône de Iolcos, mais son oncle Pélias l’a usurpé. Il promet toutefois de le rendre en échange de la Toison d’Or, une peau de mouton sacrée qui appartient à Eétès, roi de Colchide. Jason s’embarque donc pour la Colchide avec 50 hommes connus sous le nom d’Argonautes, du nom de leur bateau, l’Argo.

Eétès promet à Jason de lui donner la Toison d’Or s’il surmonte une série d’épreuves… a priori insurmontables. Heureusement pour Jason, la fille d’Eétès, Médée, tombe amoureuse de lui et propose de l’aider s’il accepte de l’emmener à Iolcos et de l’épouser. Grâce à elle, Jason réussit les épreuves imposées par Eétès. Mais celui-ci, mauvais joueur, ne tient pas sa promesse. Jason et Médée volent donc la Toison d’Or.

Ils s’enfuient ensuite à bord de l’Argo en emmenant le jeune frère de Médée en otage. Comme la flotte d’Eétès s’apprête à les rattraper, Médée prend des mesures désespérées pour permettre à l’Argo de s’échapper…

Ici commence le roman, qui retrace la suite du mythe: après la ruine du père et l’assassinat du frère, les transgressions et les meurtres s’enchaîneront, faisant de Médée l’une des figures les plus détestées de la mythologie.

L'obscure clarté de l'air par David Vann

LA MÉDÉE DE VANN
De nuit et de sang, de feu et de fureur, l’histoire de Médée. Médée qui comprend le destin des femmes de son époque. Cet effacement qu’elle refuse, disparaître dans l’ombre d’un père puis d’un époux, ne rien décider, ne rien choisir, son nom oublié de l’Histoire. Toutes des esclaves, même les reines. Médée qui se rêve libre, et qui sait que la liberté ne s’acquiert qu’en même temps que le pouvoir. Régner sans roi, à l’image d’Hatchepsout. Prête à tous les sacrifices pour arriver à ses fins. Prête à tout détruire pour construire un monde plus conforme à ses désirs.

Médée avant tout intelligente et lucide. Fine stratège, douée d’un sens politique qui dépasse largement celui de son mari, elle sait qu’elle n’a pas grand-chose à attendre de la protection de Jason ou de la justice de Pélias. Qu’elle ne peut compter que sur elle-même et que son meilleur atout est son image de magicienne barbare, cette altérité que les Grecs ne comprennent pas et qui les effraie. Inspirer la terreur. Hurler à la lune, inventer des rites sanglants pour marquer les esprits. Accomplir des miracles en invoquant sa déesse, et surjouer le rôle de la prêtresse aux pouvoirs terrifiants pour se faire respecter.

Manipulatrice, Médée? Implacable, égoïste, assoiffée de pouvoir et de vengeance? Absolument. Monstrueuse, Médée? Oui. Car qu’est-ce qu’un monstre sinon ce qui s’écarte des normes humaines? En refusant de se conformer aux règles qui régissent la vie des femmes, Médée embrasse la monstruosité avec détermination.

Voilà ce que Médée croit: qu’il n’y a pas de dieux (…). Quand on détient le pouvoir, on devient véritablement un dieu. Comme Hatshepsout et tous les pharaons avant elle. Massacrer son frère, détruire son père. Ce sont les actes d’un dieu, des actes qui inspirent la peur et qui forgent le mythe. Les dieux accomplissent ce qui ne peut être accompli. Et une femme peut aisément devenir un dieu puisqu’elle n’a rien le droit de faire.

Comme il serait facile de la regarder avec horreur ou dégoût! Mais David Vann ne nous laisse pas juger froidement. Il nous conte le voyage de retour jusqu’à Iolcos et les événements qui s’ensuivent du point de vue de Médée, nous amenant à la comprendre, à sympathiser avec cette femme qui a pour principaux torts de voir trop grand et d’aller jusqu’au bout de ses désirs. Jusqu’à la tragédie.

L’écriture, virtuose, sert magnifiquement ce personnage d’une rare puissance. Elliptique, syncopée, la plume de l’auteur se fait hypnotique.  Elle insuffle une beauté sidérante aux scènes les plus sauvages, comme un incendie dans la nuit, un roulement de tambour menaçant qui résonne à travers nos os. Une incantation à Hécate. Le titre français évoque bien l’ambivalence de Médée, petite-fille du dieu Soleil qui n’aime rien tant que la Nuit. Son titre en anglais, Bright Air Black – emprunté à Euripide: un poème en trois mots.

Avec L’Obscure clarté de l’air, David Vann nous offre une Médée complexe, moderne, fascinante. Un soleil noir au centre du roman, autour de qui les hommes, les héros et les rois gravitent, lâches et insignifiants. Médée restera avec moi longtemps après ma lecture. Quant à David Vann, il s’impose comme l’un des auteurs contemporains que j’ai le plus envie de suivre, en confirmant l’impression que j’avais eue avec Sukkwan Island: là où certains romans chatouillent le lecteur, l’émeuvent par ricochet, ceux de David Vann le mettent en transe avant de lui arracher le coeur.

En littérature, je préfère ce traitement.

L’Obscure clarté de l’air, David Vann. Traduit de l’américain par Laura Derajinski. Editions Gallmeister, Totem, 2019. 236 p.

À lire si: un point de vue contemporain et féministe sur une grande figure de la mythologie grecque vous intéresse.
À fuir si: l’évocation explicite et graphique de la violence vous dérange.

 

 

 

 

8 thoughts on “David Vann réécrit Médée dans L’Obscure clarté de l’air”

  1. Je ne connaissais pas ce livre, merci de me l’avoir fait découvrir 😉
    J’avais eu l’occasion de lire la pièce consacrée au personnage par Sénèque, mais ça m’avait semblé un peu difficile d’accès. Ce roman devrait me plaire davantage, je l’ajoute à ma liste!

    1. De rien:-)
      Je ne savais pas que Sénèque avait écrit une pièce sur Médée aussi.
      Le roman est déconcertant et demande un peu de concentration au début car le style est inhabituel, mais on s’y fait je trouve.

  2. J’avais moi aussi beaucoup aimé ce roman à la fois pour l’histoire que j’adore et pour l’écriture incroyable de David Vann. Je suis très contente que tu aies apprécié aussi ! À bientôt Magali !

    1. Hello! Je me souviens que tu l’avais aimé, je dois d’ailleurs te remercier car c’est sur ton blog que je l’avais découvert en premier:-)
      A bientôt!

  3. J’avais adoré Circé, pour sa dimension féministe mais je m’en range à votre avis concernant le style : je n’en suis que plus pressée de lire David Van ! Merci pour votre très bonne critique.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *