Lire Sukkwan Island, c’est un peu avoir l’impression d’errer dans un sous-bois humide et poisseux, où la lumière ne pénètre jamais, où des odeurs de choses mortes en voie de putréfaction saturent l’air lourd, où les seules traces de vie sont des bêtes rampantes et grouillantes que l’on devine du coin de l’oeil, peaux gluantes et crochets venimeux en embuscade sous les feuilles.
Vous l’aurez compris, ce roman a peu de points communs avec d’autres oeuvres de nature writing comme Dans les forêts de Sibérie ou Wild, qui exaltent la solitude et la beauté de la nature. Au contraire, l’auteur américain David Vann y peint une version cauchemardesque du retour à la vie sauvage, dans laquelle l’éloignement progressif de la civilisation se double d’une plongée dans les plus obscurs tréfonds de l’âme humaine.
LE RÉCIT INITIATIQUE À CONTREPIED
Jim a convaincu à grand-peine son fils Roy, treize ans, de l’accompagner pour passer un an sur une île déserte au large de l’Alaska – un décor rude que l’auteur connaît bien, étant lui-même originaire de cet Etat. Une cabane, la chasse, la pêche, l’authenticité de la vie dans la nature, une complicité à développer entre l’adolescent et un père divorcé qu’il voit rarement: tous les ingrédients sont réunis pour un récit initiatique, du type qui pourrait faire de Roy un homme en lui apprenant à surmonter les obstacles inhérents à la vie en autarcie et en lui permettant de tisser enfin des liens forts avec Jim.
Mais Roy est sceptique quant à l’aventure promise, et avec raison, tant on sent dès les premières pages que le séjour sur l’île n’aura rien d’un camp de scouts. Jim, mal préparé et victime de sautes d’humeur inquiétantes, n’a rien du modèle attendu. L’île ne se montre pas hospitalière: la faune et la météo semblent également décidées à faire fuir les deux Robinson. David Vann décrit des activités banales, couper du bois, se promener, fumer du poisson, en les parsemant de notes discordantes qui instaurent une atmosphère oppressante. Plus l’été avance, plus la sensation devient prégnante: quelque chose va se passer. Loin de les rapprocher, l’isolement éloigne Jim et son fils l’un de l’autre et chacun semble s’engager sur son propre chemin obscur.
Jusqu’au moment de bascule.
Car la violence qui couvait finit par se déchaîner, bien sûr, laissant le lecteur sous le choc. A partir de là, le récit de survie laisse place à une odyssée hallucinée qui nous entraîne jusqu’à la nausée dans les méandres d’un esprit malade. David Vann nous soumet à un délire dont on ne peut qu’émerger par à coups comme un noyé balloté par les vagues: poser le livre, regarder autour de soi, sentir la lumière et le calme de la vie quotidienne, respirer. Puis replonger dans les profondeurs sombres et étouffantes de Sukkwan Island. Inutile d’espérer éprouver attachement ou sympathie. Ne restent que l’incompréhension et une forme d’incrédulité devant des péripéties qui semblent inimaginables à un esprit rationnel.
David Vann signe donc ici un roman profondément dérangeant, qui met à mal les visions idylliques de l’Alaska tout comme les clichés sur les belles aventures viriles dans lesquelles les pères font de leurs fils des hommes en leur transmettant les compétences nécessaires à la survie. Avertissement: il s’agit définitivement d’un livre à ne pas mettre entre toutes les mains, que les plus sensibles parmi vous s’estiment prévenus. Un livre qu’il me paraît difficile d’aimer, tant il provoque des émotions aussi marquantes que peu agréables; mais que je n’ai aucune réserve à admirer, pour sa capacité rare à déstabiliser totalement le lecteur avec une relative économie de moyens et à explorer des extrêmes psychologiques tout en demeurant parfaitement crédible.
Est-ce que vous avez lu ce roman, ou d’autres de David Vann? Qu’en avez-vous pensé?
Sukkwan Island, David Vann. Traduit de l’américain par Laura Derajinski. Gallmeister, 2010. 232 p. en édition Folio.
A lire si: vous vous sentez d’attaque pour vous confronter à un récit qui aborde des thèmes très durs de manière explicite, voire sordide.
A fuir si: vous n’êtes pas dans le cas précédent.
SI CE LIVRE VOUS INTÉRESSE, VOUS AIMEREZ PEUT-ÊTRE AUSSI…
Shining, de Stephen King. Bien sûr, là où King exploite la veine fantastique, Vann se limite au réalisme le plus pur – ce qui rend d’ailleurs son livre encore plus effrayant. Toutefois, la construction en huis clos, la tension qui augmente graduellement tandis que la folie se développe jusqu’à totalement submerger les personnages et des relations père-fils pour le moins malsaines tissent des ponts souterrains entre les oeuvres de ces deux grands auteurs américains.
Je l’avais lu à sa sortie et j’avais détesté, parce qu’il m’avait mis extrêmement mal à l’aise ! Je me souviens même qu’il m’avait presque rendue malade tellement j’étais mal en lisant la seconde partie. On a tellement parlé de ce roman que maintenant presque tout le monde sait d’avance qu’il est malsain mais à l’époque où je l’ai lu, je n’étais pas du tout prévenue.
Depuis je n’ai plus voulu lire du David Vann, Sukkwan Island m’a suffi ^^!
Je te comprends! En effet j’étais prévenue et du coup j’ai attendu d’être dans le bon état d’esprit pour le lire… Même comme ça, c’est assez brutal. Par contre ça m’a sûrement aidée à prendre de la distance et je l’ai digéré sans trop de peine, assez pour avoir envie d’en lire d’autres. Mais toujours « prudemment » on va dire. Enfin, je ne sais pas, peut-être que les autres sont plus « faciles »…
Comme toi, j’ai adoré ce roman ! J’émets cependant quelques réserves sur la toute fin, mais sinon je dois dire que je me suis totalement laissé prendre au jeu malsain de cette histoire !
Hello! J’avais vu ta chronique passer à l’époque mais je crois que je ne l’avais pas lue pour ne pas être influencée, le livre était déjà sur mon étagère… Maintenant c’est fait et je partage totalement tes impressions, si ce n’est justement sur la fin: Pour moi elle cadre tout à fait avec la psychologie du personnage telle que Vann l’a montrée jusque là, aveuglé par la lâcheté, dépourvu de tout bon sens et incapable d’assumer quoi que ce soit suffisamment pour le mener à terme…
je ne sais pas vraiment ce qui s est passé mais ça a l air dur
j aime aussi ce genre de roman où tu n es pas épargné
Oui, je ne peux pas trop révéler ce qui se passe parce que l’effet de surprise joue quand même un rôle important… Mais effectivement c’est assez choquant. Si tu aimes ce genre d’histoires celle-là pourrait te plaire!
Waow ! Eh bien ça n’a pas l’air facile. J’ai lu récemment et fait un billet sur L’obscure clarté de l’air qui est assez rude aussi, mais je ne connais pas celui-ci. Je vais attendre de me sentir suffisamment en forme pour le découvrir… Merci en tout cas pour ce partage !
De rien! J’ai lu ta chronique de L’obscure clarté de l’air justement… Et c’est le prochain livre de David Vann sur ma liste, du coup! 🙂
J’ai lu Aquarium que j’avais beaucoup aimé même si je trouvais certains clichés dans la mère déséquilibrée. Par contre j’adore sa plume et je lirai avec plaisir Sukkwan Island.
Je suis tombée sur Aquarium récemment en librairie et il m’avait l’air intéressant! Tu confirmes mon intuition, donc:-)
La lecture de Désolations du même auteur avait créé aussi ce malaise au fur et à mesure que les personnages s’enfonçaient dans une folie effrayante , en Alaska aussi , sur une île …. Sans doute des points communs avec Sukkwann Island .
Oui on dirait bien! Je l’ai vu l’autre jour en librairie tiens… Je n’avais pas réalisé qu’il paraissait si proche de Sukkwan Island!