Je prends enfin le temps de vous parler de cette duologie lue cet hiver, à cette période où le froid, l’absence de lumière et la fatigue de la fin d’année se combinent pour me donner envie de lectures faciles et distrayantes que je vais souvent chercher au rayon imaginaire. Comme l’année précédente où j’avais découvert La Passe-Miroir, je me suis laissée tenter par ce roman publié dans une collection Jeunesse. Pas ma tasse de thé en général, mais j’avais lu plusieurs avis qualifiant Six of Crows de très adulte pour un roman jeunesse… C’est ce qui m’a fait basculer et acheter le premier tome. J’avoue que je n’avais pas de grandes attentes, et je n’étais pas du tout convaincue que j’aurais envie de lire le second. J’avais tort.
Six of Crows a été comparé à une version fantasy du film Ocean’s Eleven, et il faut reconnaître que c’est assez justifié. L’enjeu principal est le même: une bande de malfrats doivent cambrioler une forteresse imprenable. Sauf que dans Six of Crows, l’objectif est de kidnapper dans une prison digne d’Alcatraz (mais toute en glace) la seule personne capable de trouver un antidote au jurda parem. Cette nouvelle drogue qui a pour effet d’augmenter de manière exponentielle les pouvoirs des magiciens grishas pourrait faire basculer l’équilibre géopolitique et économique mondial…
UNE INTRIGUE BIEN HUILÉE
L’intrigue est très intelligemment construite. Dans le premier tome surtout, Leigh Bardugo impose un rythme trépidant au gré d’une narration alternée dont chaque chapitre suit les actions de l’un des personnages, ceux-ci étant souvent occupés à mettre en oeuvre des parties du plan chacun de leur côté. Les rebondissements s’enchaînent sans répit et les pages se tournent frénétiquement, l’autrice n’ayant pas sa pareille pour abandonner ses personnages au bord du gouffre. Dommage quand même que le schéma « danger extrême suivi d’un retournement de situation » se répète un peu trop souvent, cela finit par nuire légèrement à l’effet de surprise. Heureusement, ces revirements inattendus s’intègrent parfaitement au récit car ils reposent sur les ressources des personnages et pas sur des dei ex machina.
UN UNIVERS COMPLET
Si l’intrigue fonctionne, c’est aussi parce qu’elle prend place dans un univers élaboré avec beaucoup de soin. Leigh Bardugo l’a en réalité développé dans une précédente trilogie (Grisha). Je ne l’ai pas lue, mais cela ne m’a absolument pas dérangée dans ma compréhension de Six of Crows.
Le pivot du récit, c’est donc Ketterdam, ville portuaire largement inspirée de l’Amsterdam du 19e siècle. Le commerce y tient lieu de religion. Les marchands dominent la ville, tandis que des gangs se battent pour le contrôle des bas-fonds dans lesquels riches bourgeois et voyageurs vont s’encanailler. Canaux étroits, bâtisses de guingois des quartiers pauvres, maisons closes et casinos aux mains de la pègre: Leigh Bardugo réussit à immerger le lecteur dans ce royaume du vice sans jamais l’assommer de descriptions pesantes. Les traditions, règles et lois de Ketterdam, mentionnées de loin en loin, ajoutent à la crédibilité de l’univers de par leur cohérence, tout comme les relations que la cité entretient avec les autres régions du globe. Bien que pour la plupart peu explorées, ces différentes aires culturelles, parmi lesquelles on reconnaît des avatars de la Russie, de la Scandinavie et de la Chine, possèdent chacune leurs spécificités et leur logique interne. Le tout constitue au final un univers original et très riche.
DES PERSONNAGES ATTACHANTS
Les personnages sont sans aucun doute LE point fort de cette saga. On suit Inej, espionne acrobate habile à manier les couteaux (et pas pour faire la cuisine); Jesper, fine gâchette et joueur invétéré; Nina, grisha aussi douée pour la comédie et la séduction que pour contrôler les corps humains par magie; Wylan, qui compense son incapacité à lire par une appréciable expertise en explosifs; Matthias, soldat dont la morale rigide aura du mal à s’accommoder de l’absence totale de scrupules de ses compagnons d’aventure. Sous la houlette de Kaz Brekker, voleur, escroc de génie et fin stratège, tout ce petit monde s’apprête à accomplir une mission impossible pour empocher quelques millions. Eh oui, si vous cherchiez de preux justiciers prêts à se sacrifier pour sauver le monde, ce n’est pas par ici…
Tous sont très attachants à leur manière, et le deviennent encore plus dans le deuxième tome où l’action ralentit pour ménager des plages au cours desquelles on en apprend plus sur l’histoire et les faiblesses de chacun. La manière dont ces marginaux peu prédisposés par nature à la coopération nouent des liens au fil de leur épopée les rend particulièrement sympathiques. Si l’autrice n’évite pas tous les clichés, elle décrit néanmoins quelques belles relations comme l’amitié touchante entre les deux femmes ou la romance rafraîchissante entre Wylan et Jesper. Les scènes centrées sur les interactions au sein du groupe, souvent cocasses, figurent parmi les plus réussies: les dialogues fusent, drôles et naturels. On finirait par avoir envie de rejoindre le gang, et on n’espère qu’une chose: que tous s’en sortiront sains, saufs et riches! Seul bémol à mon sens, leur âge: tous sont censés sortir à peine de l’adolescence, ce qui est parfaitement invraisemblable au vu de leur maturité et du vécu qu’ils sont supposés avoir accumulé avant même le début du roman. Une incohérence qui vise probablement à cibler le public ado et jeune adulte. Si comme moi vous avez tendance à vous méfier face aux ouvrages jeunesse/young adult, rien de plus simple: ajoutez mentalement quelques années à tous les personnages, et vous vous retrouverez avec un bon roman de fantasy adulte!
QUAND RIEN N’EST TOUT NOIR OU TOUT BLANC
J’ai particulièrement apprécié l’absence de manichéisme dans cette saga. Même si on sympathise avec les héros, l’autrice ne nous laisse jamais oublier que ce sont pour certains des criminels endurcis qui ne reculent pas devant la violence, la trahison et même le meurtre si leur intérêt l’exige. D’un autre côté, on s’aperçoit vite que même les citoyens apparemment respectables de Ketterdam sont corrompus jusqu’à la moelle, et que la ville entière est bâtie sur l’hypocrisie et l’exploitation d’autrui. En filigrane du roman, on peut en effet lire une cinglante dénonciation de l’esclavage et de la traite des êtres humains que l’autrice développe à travers l’histoire d’Inej, enlevée à sa famille pendant son enfance et vendue comme prostituée dans un bordel, puis celle des grishas réfugiés à Ketterdam pour échapper à la guerre qui ravage leur pays et exploités pour leurs dons par des maîtres qui profitent de leur ignorance des lois locales. Toute ressemblance avec des situations existantes ou ayant existé ne saurait bien sûr être que fortuite… Si bien que paradoxalement, plus les us et coutumes de Ketterdam et des états voisins sont dévoilés comme aliénants, plus la petite bande de rebelles apparaît porteuse d’une certaine éthique et surtout d’une tolérance dont les hauts dignitaires, corsetés dans leurs principes, manquent cruellement. Dans Six of Crows, les apparences sont toujours trompeuses et la réalité plus complexe que ce que l’on en perçoit au premier abord…
Pour résumer, Six of Crows a finalement été une très bonne surprise! Entre une intrigue habile et les personnages les plus vivants que j’aie rencontrés dans un roman depuis longtemps, le premier tome m’a tenue en haleine tout au long de ma lecture et suffisamment plu pour que j’aie envie de connaître la suite de l’histoire. Mais c’est surtout le deuxième opus qui m’a enthousiasmée en approfondissant plus la psychologie des personnages et les thématiques fortes effleurées dans le premier. D’ailleurs, signe qui ne trompe pas, j’ai essayé de ralentir mon rythme de lecture sur la fin pour le finir moins vite… Etre triste de devoir quitter un univers et des personnages, c’est bien la marque du coup de coeur, non?
Six of Crows (t.1), Indigo, 2015. 494 p. et Crooked Kingdom (t.2), Indigo, 2016, 546 p. Par Leigh Bardugo.
A lire si: vous cherchez à vous évader dans une lecture prenante avec des personnages hauts en couleur.
A fuir si: vous êtes allergique à l’imaginaire.
SI CE LIVRE VOUS INTÉRESSE…
Sachez que j’ai lu la saga en anglais, mais les deux tomes sont traduits en français sous le titre Six of Crows. Ils ont récemment été publiés en poche. Après, si vous avez le choix de la langue, les couvertures des éditions en VO sont franchement très belles…
J’avais déjà envie de lire cette saga, sans que ce soit forcément ma priorité. Je la voyais dans ma wish-list il n’y a pas longtemps en me demandant si c’était une bonne idée de la garder là, ta chronique me dit que oui ! 😀 Je ne pensais pas que c’était aussi fouillé…
Après certaines choses restent implicites, ce n’est pas forcément au premier plan du texte, mais si on est sensible à ce genre de choses, on les lit entre les lignes je pense:-) Ca reste un roman-détente, mais très bien fait je trouve.