Je vous propose aujourd’hui un article un peu particulier puisqu’il s’inscrit dans le cadre du projet Femini-Books initié par la chaîne YouTube Opalyne. De quoi s’agit-il? C’est tout simple: chaque jour du mois de novembre, une chaîne et un blog vous présentent une réflexion ou une chronique sur le féminisme en lien avec la littérature. Critique de romans, d’essais, analyses de personnages ou de thématiques particulières, tout est permis. Si vous me suivez, vous avez peut-être remarqué que les livres qui suscitent des questionnements sur le genre, la place et la représentation des femmes dans la société ont tendance à beaucoup m’attirer. Il était donc tout naturel que je cherche à participer à ce beau projet qui en est à sa troisième édition, la première ouverte aux blogs!

J’ai donc choisi de vous parler d’un roman récent qui s’intéresse aux carcans dans lesquels la société enferme les jeunes femmes et à celles qui osent les briserMercy Mary Patty, de Lola Lafon.

Le point de départ en est une histoire bien réelle: celle de l’enlèvement, en 1974, de Patricia Hearst. Alors que, sur les campus américains, la jeunesse se soulève contre la guerre du Vietnam, Patty est une étudiante sans histoires. Fille d’un richissime magnat de la presse, elle fréquente les country clubs avec son fiancé et mène la douce vie des héritières. Jusqu’au jour où elle est kidnappée par la SLA, un groupuscule armé qui défend les minorités et les démunis. Pendant des mois, le FBI traque la SLA à travers tout le pays. L’Amérique entière tremble pour Patty. Jusqu’au jour où Patty réapparaît… Mitraillette à la main. Patty braque une banque, se bat désormais pour la SLA et la cause des opprimés. Patty déclare la guerre à la société capitaliste dont ses parents représentent le fleuron. L’Amérique entière hait Patty.

L’affaire finit mal, bien sûr. Patty est arrêtée. Accusée de terrorisme, elle risque une lourde condamnation. Sa défense plaide le lavage de cerveau. Et ici commence le roman: l’avocat de Patty mandate la chercheuse Gene Neveva pour rédiger un rapport sur l’état mental de la jeune fille. Pendant un an, alors qu’elle enseigne dans un petit village des Landes, Gene épluche tous les documents sur l’affaire Hearst avec l’aide de Violaine, une étudiante locale. Peu à peu, des liens vont se tisser entre les deux femmes, bouleversant leur vision du monde et de Patty Hearst. Violaine, surtout, verra sa vie basculer.

Couverture de Mercy Mary Patty par Lola Lafon

PORTRAITS D’ÉVADÉES

Le fil rouge qui relie Violaine à Patty et qui constitue la trame du roman, c’est la découverte des limites que la société leur impose et de la possibilité d’y échapper. Dans Mercy Mary Patty, toutes les jeunes filles se conforment aux attentes d’autrui, se préparent gentiment à occuper le rôle qu’on leur destine. Patty, la parfaite petite bourgeoise à l’avenir tout tracé: se marier, avoir des enfants, vivre de shopping et d’oeuvres de bienfaisance. Violaine, sage, timide, totalement dénuée de conscience politique et d’ambitions. Et avant Violaine, avant Patty, il y avait Mercy et Mary. Deux filles de colons dans l’Amérique du 18e siècle, devenues l’objet de la thèse de Gene Neveva.

Toutes, des filles modèles, qui pourtant arrivent un jour à un tournant: le moment où, confrontées à l’altérité, à une manière de penser radicalement différente de celle avec laquelle elles ont grandi, elles se sentent prisonnières. Choyées et protégées, mais privées d’une véritable autonomie de pensée et d’action. Une réalisation qui mène chacune, à sa manière, à s’évader du schéma qu’elle suivait jusque là avec application.

Mercy et Mary, enlevées par une tribu amérindienne, refusent ensuite de rejoindre leur foyer où elles savent qu’elles vivront cloîtrées, pour rester avec leurs ravisseurs qui leur confient des responsabilités. Patty découvre avec la SLA qu’elle peut s’affirmer en tant qu’individu à part entière, devenir plus que la fille de M. Hearst ou la femme d’un homme qui l’infantilise. Violaine dissimule à ses parents l’objet des recherches de Gene pour pouvoir continuer à l’aider, parce qu’elle est fascinée par cette Américaine extravagante qui enseigne aux lycéennes la culture du débat citoyen et n’hésite pas à invectiver les hommes au café. Est-ce le choc entre la vision du monde étriquée de son coin de France et la liberté de Gene qui résonne en elle, lui apprend à questionner ses désirs pour se rendre compte qu’ils ne lui appartiennent pas vraiment? Peu à peu, Violaine commence à comprendre Patty…

DES ALTERNATIVES AMBIGÜES

Hors de la cage dorée, la liberté? Ce serait simpliste, et Lola Lafon n’en reste pas là. Elle révèle au contraire la face obscure des choix de ses héroïnes par la voix de Gene, la femme plus expérimentée. Gene voit bien que la SLA idéalisée par Patty a quand même du sang innocent sur les mains, et que les icônes de la lutte anti-capitaliste sont récupérées par le système qu’elles cherchent à détruire. Ancienne activiste, elle sait aussi que dans les révolutions les femmes jouent plus souvent qu’à leur tour les boniches pendant que les hommes refont le monde. Que leurs pires ennemis, ce sont parfois ceux qui se battent pour elles, les hommes qui prétendent les émanciper en décidant à leur place de ce qui les rendra libres. Choisir sa prison, c’est peut-être un choix, mais c’est toujours une prison.

Victime ou coupable, Patty? Le roman ne tranche pas, laissant à Patty seule la capacité d’expliquer ses actes. Mercy Mary Patty soulève des questions sans y apporter de réponses toutes faites, et c’est ce qui fait sa force. En nous confrontant à ces personnages de femmes qui refusent de se conformer au modèle qu’on leur a montré, Lola Lafon nous pousse à nous interroger sur nos propres choix. Sur les attentes qui pèsent sur nous et la manière dont elles nous ont façonnées. Sur la façon dont nous les avons embrassées ou rejetées, et les conséquences de ces décisions. Sur le degré de liberté dont nous jouissons véritablement dans nos vies. Elle nous déstabilise, nous invite à la prise de conscience, sans nous dicter une voie à suivre. Car parler à la place d’autrui, c’est commencer à dresser des barreaux…

Alors que nous sommes soumises à une multitude d’injonctions souvent contradictoires visant à faire de nous des femmes « parfaites », dont on nous bombarde jour après jour depuis l’enfance et qui finissent par nous enfermer très efficacement dans des schémas d’autant plus contraignants qu’ils sont invisibles… Cette réflexion me semble avoir énormément de sens. Quels sont les modèles que l’on nous impose aujourd’hui? Dans quelle mesure y adhérons-nous? Le faisons-nous parce qu’ils représentent véritablement nos souhaits, ou juste parce que nous y avons été conditionnées? Et surtout: qui voulons-nous être? Mercy, Mary, Patty nous posent la question…

Mercy Mary Patty, Lola Lafon. Actes Sud, 2017, 234 p.

 NE RATEZ PAS LES AUTRES CONTRIBUTIONS AU FEMINI-BOOKS!

  • Hier, Joy Outside vous parlait de Culottées, de Pénélope Bagieu, et Ma Lecturothèque de Une autobiographie transsexuelle (avec des vampires) de Lizzie Crowdagger.
  • Demain, Substanceless Blue abordera trois livres de Christine Ockrent, Eliane Gubin et Nicholas Kristof, et sur YouTube ce sera le tour de Demeter Core.
  • Et aujourd’hui sur YouTube Codes&Co vous présente une vidéo sur les héroïnes de Pierre Bottero!
  • Retrouvez aussi le projet Femini-Books sur Facebook et Twitter!

4 thoughts on “Femini-Books: Mercy Mary Patty, de Lola Lafon”

  1. J’ai été un peu frustrée de ne pas entrer davantage dans la tête de Patty mais je comprends bien qu’il ne s’agissait pas du projet de Lola Lafon.
    En revanche, je suis totalement d’accord avec vous en ce qui concerne l’intérêt des questions soulevées par les personnages féminins. Mais pourquoi est-ce que je précise « féminins » ? Les hommes ne sont qu’à l’arrière-plan dans cette histoire !

    1. C’est vrai que Patty reste un point d’interrogation… Ce roman m’a donné envie d’en savoir un peu plus sur elle, d’ailleurs!
      Et vous soulevez un point intéressant à propos des personnages masculins, qui sont pour ainsi dire inexistants… Les femmes jouent vraiment ici le premier rôle et ça ne m’avait même pas frappée, peut-être parce que ça paraît tellement naturel!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *